ABDUCTION DANS LE SÉBASTOPOL
L’homme marchait doucement, guilleret, l’œil polisson. Sa femme demeurait dans leur chambre d’hôtel sur la vaste place des Halles avec une vue superbe sur Saint Eustache. L’esprit tranquille sans remords, n’agissait-il en honnête homme ? « Chérie, je m’absente pour une petite heure » l’avait-il annoncé sous prétexte d’une promenade. Et voilà qu’il se promenait. Dans la R. Bergère.
De la Fontaine des Innocents, la jeune fille, guillerette aussi, l’œil curieux, arrivait et s’approcha de lui. Ils se regardèrent, sourirent et se prirent tout simplement de la main. La promenade continuait sans hâte, sans un mot. La tête de la fille brulée de pensées :les derniers mots de sa mère restée dans leur chambre d’hôtel : « Ne t’attarde pas ma petite, toi seule, dans les rues, sous le ciel de Paris. » « Hum, hum… » Et la rengaine de la chanson, pour un instant, presque muette, affleura à ses lèvres.
Un homme mûr, est-il mûr un homme à la fin de la quarantaine ?, et une fille printanière marchaient ensemble vers le Boulevard de Sébastopol. N’importe où, en province, ce couple asymétrique aurait fait des histoires, mais à Paris… Paris sera toujours Paris… Ils regardaient tout, la bouche ouverte, émerveillés de la faune urbaine, excessive, entassée dans les ruelles : des élégants, des originaux, des clochards fiers à l’air de princes ; la vie même qui coulait sophistiqué dans les artères de la grande ville qui faisait si peur et éblouissait aux provinciales venus de très loin.
Une femme habillé en fée apparût soudain, et s’adressa à l’homme, le prît du bras en l’écartant du milieu de la rue. La main de sa copine glissa de sa main comme un poisson. La fée lui proposa de visiter un certain atelier et bla-bla-bla… Il voulait rejoindre la jeune promeneuse, mais une horde grégaire de japonais l’empêcha de s’approcher d’elle. La fée bavarde l’avait coincé contre un mur de façade. Du coin de l’œil il aperçût un jeune homme qui abordait sa copine. Avec le dernier brin de politesse qu’il gardait, il pria la bavarde de lui ficher la paix. Bousculé par la foule, il avança vers le jeune homme habillé d’une gabardine chiffonné qui occultait la jeune fille. Désespéré il frappa, l’épaule de l’homme frissonné pour attirer son attention. Le type tourna la tête, puis tout son être, les bras ouverts comme un grand et mince épouvantail. Comme la marée humaine ne cessait point, les bras de l’épouvantail humain devenaient des ailes d’un moulin en mouvement. Notre homme se faufila de cette machine à frapper, mais de l’autre côté, la jeune fille, tout simplement n’y était pas, n’y était plus. De ses deux poignets il frappa la poitrine de l’épouvantail. « Où est la demoiselle » fit il sans s’arrêter de frapper. Le grand maigre prit les poignets hostiles de ses mains osseuses et les serra d’une force qu’on n’eût pas cru. Puis il cria : « croyez-vous mon cher monsieur qu’elle est amoureuse de vous ? » Ensuite il vomit une rigolade qui se fit entendre malgré le brouhaha. Son haleine a vinasse, poussa notre homme en arrière contre la foule en mouvement.
Désespéré, il essaya de marcher contre-courant. Il avait beau lutter de toutes ses forces, il n’avança guère, tout au contraire; il était, de plus en plus, en reculade. Finalement il se laissa trainer par les masses. Comme une locomotive qui perd un fardeau en mouvement, lui devenu fardeau humain, il fut rejeté dans un carrefour inconnu. Bref, il ne savait point où était-il. C’était l’heure diffuse de la tombée du jour.
La rue étroite, longue et légèrement tordue se montra devant lui comme une voie d’échappement. Le soulagement d’y trouver un certain dépeuplement exerça sur lui un subit enthousiasme. Un peu de tranquillité pour penser… Évidement, il y avait un rythme différent, un autre tempo où les premières figures qu’il aperçut au lointain, diffusées par une brume irréelle, bougeaient au ralenti. Il n’avait pas encore pris connaissance, mais il venait de pénétrer dans l’inquiétante rue de Saint Denis…
(À suivre)
Manuel de Français