Aznavour au Liceu de Barcelona. Non je n’ai rien oublié.
Un homme marche, le pas tout tranquille que possible, dans la foule, dans la foule qui le bouscule. La Rambla de Canaletas comme d’habitude à cette heure de l’après-midi, du soir on se résiste à dire car le soleil brille encore à plein feu, ressemble à une tripe de saucisson incapable de contenir autant d’ingrédients. Il marche légèrement émou. C’est un grand événement, dans sa vie, dans la bande sonore de sa vie. En plus c’est la première fois qu’il franchira le seuil du Liceu. Il n’est pas barceloni, même pas catalan, mais il se sent touché du bonheur, le bonheur de pénétrer dans le sacre temple de la vie mondaine et artistique de Barcelona, (excusez-moi, Barcelone c’est pour les français). Le Liceu de Montserrat (la Caballé) qui l’a prêté pour une soirée ; à qui ?
Seulement une petite affiche au mur dans le portique d’entrée. Néanmoins il est comblé de gens qui attendent. On les distingue des curieux à l’élégance de leurs habits, une élégance discrète ; ce n’est pas une soirée de première, c’est un spectacle du monde des variétés comme la vedette avouera plus tard.
La séance est prévue à 21heures mais à huit heures et demie notre homme a déjà trouvé son fauteuil. Il aime arriver à l’avance. Voir le théâtre, voir l’ambiance, voir les gens qui arrivent. Au hall les femmes se font photographier de leurs accompagnants, les petits groupes à leur tour se font photographier les uns des autres. Mais lui, il est seul…
La voix en off annonce qu’après dix minutes, la séance commencera. La même voix répète qu’il ne manque que cinq minutes. La voix parle le catalan, l’espagnol et l’anglais. Cinq minutes après, la voix annonce qu’il ne reste que trois minutes. Des doubles minutes sans doute. À sa droite le siège n’est pas occupé. Un solitaire, une solitaire en retard ?
La lumière, comme le soleil dehors, perd son intensité. Une humble clarté sur la scène permet voir l’arrivée des musiciens. « Pardon, désolée » Une femme, bonne mine, qui n’a plus vingt ans depuis longtemps, arrive. « Madame, s’il vous plaît » Mais cette figure… Pas un mot, le vieux Charles apparaît sur scène. Public débout, elle aussi, c’est bien elle ! Applaudissements de bienvenue. Elle aussi. « C’est bien lui » avoue-t-elle. Les mains applaudissent, un croisement de regards, une étincelle. Charles sourit satisfait, remercie le public sa présence.
Les Émigrants, la première chanson commence. Soudain il arrête la chanson argumentant que : « le problème n’est pas l’orchestre mais la machine ; on est toujours en mains de la machine » Tandis que des mains invisibles adaptent le son, il chante El Barco ya se fué presque improvisé, presque à capella avec la seule compagnie du pianiste Erik Berchot.
« Je crois que vous comprenez assez bien le français. Je comprends un peu l’espagnol, mais vous parlez tellement vite… »
Paris au mois d’août, troisième chanson. Pour notre homme, qui sent la présence de sa voisine, l’orchestre joue encore trop fort, mais les paroles : « Balayé par septembre / notre amour d’un été… » Nouveau croisement de regards, nouvelle étincelle.
Coquet et charmeur comme toujours, le vieux chanteur avoue que cette semaine il fait quatre-vingt-dix ans. Applaudissements renouvelés. Comme toujours aussi, deux sont les sujets de ses chansons, avoue-t-il : la perte de la jeunesse et le temps qui passe. « Et la perte de l’amour » avoue notre homme à son tour et pour lui-même.
Les chansons en français et en espagnol se succèdent en composant un répertoire pas très habituel, avec des chansons moins expérimentées, mais avec son savoir-faire, à fur et à mesure que le concert avance, sa voix se réchauffe, il devient de plus en plus grand livrant des émotions sur un public déjà séduit. Un moment magique quand encore une fois en intimité avec son pianiste, il interprète une nouvelle version en espagnol de « Sa jeunesse ».
Sept musiciens dont une femme au clavier et accordéon, un autre clavier, le pianiste, deux guitares, une basse et une batterie qui malgré sa protection derrière une cloison au méthacrylate sonne assez forte et deux femmes aux chœurs, (sa fille Katia et Claude Lombard), accompagnent le vieux chansonnier. Pas de violons comme d’habitude. Par économie ? se demande-t-il notre homme ou par la petitesse de la scène ? La scène pour un Gran Liceu semble petite ce qui n’a pas empêché le chanteur-acteur de faire ses interprétations : danser avec Les plaisirs démodés, sautiller avec Emmenez-moi, faire les gestes pleins de contenance d’un homosexuel et travesti dans Comme ils disent, interpréter avec le langage des mains dans Mon émouvant amour, et le moment fort, le plat épicé ou il joue le peintre en s’essuyant les mains avec une toile blanche qu’à la fin de La Bohème il jette au bord de la scène et qui disparait tout de suite dans les mains d’un homme galant qui l’offre à une dame.
Quatre-vingt-dix ans dont plus de soixante sur la scène, le moins instruit des auteurs selon lui ; il avoue qu’à dix ans il a dû quitter l’école, sa voix rauque qu’il avait déjà il y a un demi-siècle quand il a chanté pour la première fois en espagnol et à Barcelona, qui maintenant commence à se ressentir un peu, toute la poussière des chemins parcourus qui s’installent dans l’esprit de l’artiste se sont manifesté avec contenance dans l’spectacle offert la soirée du 26 juin 2014 au Gran Teatre del Liceu. Quand il abandonne la salle suivi des musiciens, réclamé par l’urgence des applaudissements sans cesse, il revient sur ses pas, les musiciens aussi, et offre La maman.
Rien ne va plus. Aznavour abandonne la scène, les musiciens aussi, et soudain les lampes cassent l’obscurité. Les gens commencent à abandonner la salle. Elle reste dans son fauteuil, lui, il aussi. Pour la première fois ils se regardent longuement dans les yeux ; des attardés se font encore des photos, les employés commencent à mettre en ordre la salle pour un prochain évènement. Absents à ce va et vient, ils restent encore sans dire un mot…
« Tu sais » brise-t-il la glace « Aznavour ne l’a pas chanté, mais :
Je n’aurais jamais cru qu’on se rencontrerait
Le hasard est curieux, il provoque les choses
Et le destin pressé un instant prend la pause
Non je n’ai rien oublié
Je souris malgré moi, rien qu’à te regarder
Si les mois, les années marquent souvent les êtres
Toi, tu n’as pas changé, la coiffure peut-être
Non je n’ai rien oublié
Marié, moi ? Allons non, je n’en ai nulle envie
J’aime ma liberté, et puis, de toi à moi
Je n’ai pas rencontré la femme de ma vie
Mais allons prendre un verre, et parle-moi de toi
Qu’as-tu fait de tes jours ? Es-tu riche et comblée ?
Tu vis seule à Paris? Mais alors ce mariage ?
Entre nous, tes parents ont dû crever de rage
Non je n’ai rien oublié
Qui m’aurait dit qu’un jour sans l’avoir provoqué
Le destin tout à coup nous mettrait face à face
Je croyais que tout meurt avec le temps qui passe
Non je n’ai rien oublié
Je ne sais trop que dire, ni par où commencer
Les souvenirs foisonnent, envahissent ma tête
Mon passé revient du fond de sa défaite
Non je n’ai rien oublié, rien oublié
A l’âge où je portais mon cœur pour toute arme
…
J’ai voulu te revoir mais tu étais cloîtrée
Je t’ai écrit cent fois, mais toujours sans réponse
Cela m’a pris longtemps avant que je renonce
Non je n’ai rien oublié
L’heure court et déjà le café va fermer
Viens je te raccompagne à travers les rues mortes
Comme au temps des baisers qu’on volait sous ta porte
Non je n’ai rien oublié
Chaque saison était notre saison d’aimer
Et nous ne redoutions ni l’hiver ni l’automne
C’est toujours le printemps quand nos vingt ans résonnent
Non je n’ai rien oublié, rien oublié
Cela m’a fait du bien de sentir ta présence
Je me sens différent, comme un peu plus léger
On a souvent besoin d’un bain d’adolescence
C’est doux de revenir aux sources du passé
Je voudrais, si tu veux, sans vouloir te forcer
Te revoir à nouveau, enfin… si c’est possible
Si tu en as envie, si tu es disponible
Si tu n’as rien oublié
Comme moi qui n’ai rien oublié
Et paraphrasant Joaquín Sabina:
Y después, para qué más detalles,
Ya sabéis, copas, risas, excesos
Como van a caber tantos besos
En una canción.
Manuel de Français