LA BLONDE
Aujourd’hui, comme il m’arrive souvent, je déjeunais tout seul. Dans un bistrot bon marché à prix fixe. Cela ne m’empêche pas, de temps en temps, de gouter un bon vin. Le vin d’aujourd’hui était plutôt un petit vin du terroir. Mais du vin, pas du vinaigre. Parfois la formule, d’un seul plat, inclut un petit dessert. Mon esprit était plongé dans un bol de lentilles « a la Riojana », l’on prétendait. Vraiment, c’était un de ces jours de plat à cuillère bien chaud et d’un bon verre de rouge. Dehors, la pluie avait cessé. Les carreaux des dalles du trottoir, d’habitude grisâtres, étaient devenus presque noirs.
À l’intérieur deux hommes discutaient. Je les écoutais distrait entre cuillerée et cuillerée. Les lentilles avaient un arrière-gout bizarre que je n’arrivais point à identifier. Les hommes, cachés à ma vue, par cause d’un pilier de la salle, avaient cessé de discuter ; ils se disputaient. Le sujet, éternel chez nous les valenciens : si notre langue régionale est différente du catalan. L’un d’eux, le plus animé, voire colérique, défendait l’indépendance de notre langue valencienne. L’autre, condescendant, manifestait : « d’accord, appelle-la valencien, si tu veux ». Le premier, plus encouragé, n’acceptait pas ce pourboire ; pour lui ce n’était pas question de dénomination, mais de différence. Il s’appuyait sur le fait que si une langue existe, elle a des auteurs et de la littérature. Et que c’était un fait qu’il n’y a aucun ouvrage « catalan » antérieur à « Tirant Lo Blanc » de Joanot Martorell, homme de lettres valenciennes. De l’autre côté de la salle, un vieux paroissien mangeait sa soupe insensible à la bagarre.
Soudain, la serveuse et patronne émergea du pilier. Elle avait assisté fort amusée à la dispute. Seulement elle essayait de maintenir les décibels dans un ordre de grandeur acceptable.
—Surtout ne m’effrayez pas cet homme— dit-elle.
L’homme c’était moi. En passant devant ma table, elle me cligna d’un œil. À l’attente du petit dessert, crème catalane brulée, je repris mon Maigret, page 22. Les deux hommes se mirent debout et s’écartèrent l’un de l’autre. S’étaient-ils vraiment fâchés ? Seulement un instant je les ai eus sous mes yeux. Tous les deux savouraient déjà la retraite. Moi, je savourais la crème catalane. Eux, ils s’étaient disputés pour la cause catalane. La crème finie, je repris à nouveau mon roman. Page 24. L’un d’eux, le défenseur du catalan sortit. L’autre, le plus bruyant fit un tour de la salle. Mon thé noir arriva. Ensuite arriva le défenseur du valencien. Il s’habillait d’un manteau vert énorme pour couvrir son imposante carrure. Une barbiche mal soignée cachait la rougeur de son teint. Rougeur de libations. Il se plaça devant moi.
—Excusez-moi, monsieur, si je vous ai gêné… Tiens, un homme qui lit —s’exclama-t- il ! —Quelle émerveille !
Ensuite, il tira d’un sac à provisions, que je n’avais pas aperçu, un livre mince. Il se présenta comme l’auteur du bouquin. C’était un livre de poésie. Puis il ajouta :
—Ingénieur retraité et poète à l’occasion.
Ensuite :
—J’écris des poèmes ; des sonnets et des haïkus.
—Des haïkus aussi ?— Ce n’est pas une perversion ?
Il fit un geste comme disant « c’est l’époque… ». Puis, il m’apprit la soi-disant métrique du Haïku. Sa conversation était vivante ; il passait d’un sujet à l’autre tandis que je feuilletais son ouvrage.
—Mes félicitations— conclus-je en lui rendant sa carte de présentation.
J’avais envisagé qu’il essayait de vendre ses sonnets. Mais non, il le prit tout naturellement et le rangea à nouveau dans son sac. Mais il ne se tut pas. Il interrompit, juste une seconde son bavardage, prit un air rêveur et continua :
—Mon père fut collègue d’Antonio Machado au lycée de Soria. Il enseignait les maths el Machado le français. Mais mon père fut chassé de l’enseignement. Il était castillan, ma mère (je ne me souviens plus), et à cause du déménagement forcé je devais naître à Valencia…
>Or, ma mère, se trouvant à Requena, dut-y accoucher. C’est la preuve de que j’y suis né à cause ou pour la faute du vieux Franco. Étant donné que Requena n’est point une zone où l’on parle le valencien, je ne le parle guère. Mais ça m’énerve d’écouter que le valencien est catalan…
Très amusé je bus mon thé (Dammann Frères) à petites gorgées. À la fin, l’homme prit congé de moi, tout en s’excusant du vacarme avec son ami. Son ami n’était point fâché ; il était sorti avant, tout simplement pour fumer une cigarette, mais lorsque celui-ci partit, mon bavard ne l’accompagna pas et resta à me chauffer l’oreille.
Tout amusé que j’étais, à un moment donné j’eus un frisson, quelque chose d’imprécis qui ne dura qu’une minute : je regardais, comme dans la boule à cristal d’une sorcière et je me vis, dans dix ou quinze ans, à faire le tour des cafés et à casser les pieds des attablés avec mes proses.
D’un pas morne, je me dirigeais vers la sortie ; mon causeur resta dégustant, maintenant, un Rioja ; il devrait avoir soif. Je fermais lentement la porte de la Blonde et je partis de mon cœur à mes affaires. La patronne était brune.
Manuel de Français