ABDUCTION DANS LE SÉBASTOPOL. (SUITE)
(Deuxième partie, il n’ya jamais deux sans trois)
(Je vous recommande de lire le volet précédant qui se trouve à la suite de celui-ci.)
Il avança, plutôt attiré par une force étrangère à lui que par celle du rejet qu’il venait de souffrir. Sa démarche avait perdu l’allégresse du début, aussi son esprit. Mais il marchait, même si sa volonté ne s’y attachait guère. Cette force l’achemina vers un bout inconnu. Les promeneurs, hommes seuls, l’adressaient, au passage, un sourire malicieux. Un groupe sinistre d’hommes, l’on dirait se livrant à une mystérieuse industrie, occupait le centre de la chaussée sous la lumière jaunâtre d’un réverbère trémulant. Ils s’écartèrent le minimum nécessaire.
Il eut le sentiment de franchir une sorte de douane où les douaniers l’avaient ouvert un étroit couloir qui se boucla derrière lui. Au-delà, le brouillard semblait émerger du sol, des joints du pavé. Les réverbères, ici plus faibles, avaient du mal à le percer. Une ampoule versait sa lumière laiteuse sur le seuil d’une portière… Une braise de cigarette émergea suivie d’une femme sur des hauts talons en négligée noire. C’était le pays des femmes au seuil.
Elles, obséquieuses l’invitaient, en s’appuyant sur des gestes impudents, à traverser ce rideau laiteux. L’imaginaire de cette éventualité n’entraînait nulle stimulation; bien au contraire, il exprima un dégout effroyable qui le mena, à les ignorer, de crainte qu’on ne l’eût pris pour un niais. Mais cette succession de sentinelles avait l’air de ne s’achever jamais…
Soudain l’une d’elles, la plus moche, une créature de cauchemar, une vraie dinde s’installa sur ses deux jambes comme poutres au milieu de la ligne droite et invisible du promeneur. Il essaya d’éviter la collision fatale, mais la créature fit de son mieux pour la provoquer. Comme le cycliste qui a beau éviter la pierre, il l’atteindra… Sans la regarder, il fit sortir sa main droite de la poche dont elle se réfugiait. Mais lorsqu’une main sans contrôle s’avance d’un maître aveugle, le heurtement survenu devient imprédictible. Celle-ci atterrît sur une matière molle ; le sein droit de la femme-obstacle.
—Ah comme monsieur s’y connaît en femmes ! Venez avec moi mon chou, je vous ferai la connaissance de mon autre joli sein.
Et en disant ça, elle le prît du bras et l’entrainait vers un cabaret borgne.
Une répugnance extrême le fit tressaillir, mais il eut du mal à se délivrer de la pression des griffes noircies de la matrone. Finalement, il parvint à s’échapper, suivi des injures, l’on dirait de criailles de paon. Il n’avait fait que dix pas, lorsqu’un type à l’allure d’un maquereau rouge, telle était la couleur du complet serré dont il s’habillât, émergea soudain, comme par sorcellerie, et l’invita à une halte.
—Monsieur, ne soyez pas si pressé, fit le maquereau, je vous en prie.
Le promeneur s’arrêta étourdi; plus étonné de la couleur de son habit que de l’ordre reçue.
—Monsieur, continua le maquereau, ce n’est pas élégant chez un honnête homme comme vous, toucher la marchandise et prendre la fuite.
Puis il sortit un petit calepin et un crayon dont il suça le bout.
—Voyons, la maison a ses règles et ses tarifs. Un attouchement…
Tandis l’honnête homme demeurait attentif au bottines dont le singulier personnage se chaussait.
—Voici, comme je vous disais, un attouchement ça fait 40 Euros.
« Elles sont vraiment jolies ces bottines. Et merveilleusement bien cirées », pensa le promeneur.
—Mais 10 Euros de plus et vous pouvez avoir le service complet, monsieur. C’est l’offre du jour.
Le récepteur continua d’admirer les bottines. Il eut même la tentation, une petite perversion, de mettre sa semelle sur elles. «Quel sera ce cirage»?, pensa-t-il.
—Allez donc monsieur parlez, fit le maquereau.
—Bon c’est un peu cher, mon brave-homme, mais faut-il reconnaître qu’elles sont merveilleuses…
—Je m’en doutais, Scieur, tout de suite je vous ai pris pour un connaisseur.
Comme le promeneur ne faisait le moindre semblant de tirer son portefeuille, le maquereau eut l’obligeance de continuer sa causerie.
—En plus, mon cher monsieur, voyez- vous comme elle pleure ; elle est délicate cette fille…
En effet, la matrone faisait des hoquets pour corroborer les mots de son maitre, deux brigands faisaient l’escorte de celui-ci et notre promeneur arrêté, tout simplement, admirait encore la lueur des bottines qui émergeaient des jambes de son pantalon vermeil.
Ébloui toujours, comme il vit que le parleur écrivait quelques mots dans son calepin, l’homme qui n’avait point entendu les paroles, mais la musique, tira son portefeuille et découvrit un billet de banque tout à fait nouveau, comme récent sortie de l’imprimerie.
—Votre feuille du calepin, d’abord s’il vous plaît, fit le promeneur.
Étonné de cette demande, le proxénète fit semblant de refuser, mais il appartenait à ce genre qui se résume comme il suit: billet de banque que je vois, billet convoité. Les brigands se mirent en alerte de crainte d’une mauvaise plaisanterie. Mais le maquereau rouge les soulagea d’un geste, arracha la feuille de son calepin et puis au promeneur:
—Voilà votre feuille, mon maître.
Le maître interpellé prit la feuille, l’empocha et en équitable échange, il offrit un billet de cinquante Euros. Puis il se souvint d’un chiffre: 40 Euros.
—Pour vous la monnaie, mon brave homme.
En disant cela il fit demi-tour.
Comme la stupidité, parfois, provoque l’hilarité, tous les quatre: la vielle fille, le maquereau et les brigands éclatèrent de rire.
Ce demi-tour fut le début d’une rébellion intérieure, encore faible, contre cette puissance qui l’avait plongé dans ce milieu. Cette transition fut rompue par une voix claire mais implorante.
—Monsieur, arrêtez vous!
«Une nouvelle demande d’arrêt, pardi», pensa l’homme.
Le spectacle d’effraya: Une fille fraîche, forte de charpente et de poitrine, courait après lui. Plus étonnant: ses deux seins dans ses mains, elle les offrait.
—Monsieur, suivit la fille, je ne suis point comme celle vieille casserole; venez, touchez! si telle est votre plaisir.
Les yeux épouvantés de l’homme voyageaient de l’exubérance offerte au visage de la jeune femme.
—Ah non, mon Dieu, arrache-moi les yeux…
(À suivre)
Manuel de Français