Que c’est triste Venise.
Charles Aznavour, mon vieux Charles, mon cher Charles, mon émouvent Charles, mon déchirant Charles, le diplodocus de la chanson française a fermé ses yeux… ses yeux rêveurs toujours grand ouverts, parfois mi clos quand les rêveries arrivaient. Ce jeune agé de 94 ans, depuis 80 de carrière, c’est éteint en apothéose, bossant jusqu’à la fin. S’il regardait en arrière, ce n’était point avec nostalgie, mais avec fierté. Fierté du parcours, fierté du travail bien fait. Peut être, lui qui avait tant vecu, pensait-il que le meilleur était encore à arriver. Ce petit homme, immense, devenu artiste en frappant sur l’enclume, est la bande sonore de ma vie, de plusieurs vies, de pas mal de génerations durant des décénies.
In avait beau être, ironique, plein de dignité, orgueilleux et, certainement un peu ou un beaucoup vaniteux, je le sentais proche. Car il m’accompagnait. Peut être pas lui même, mais ses chansons. L’important —déclarait-il récemment aux États Unis— l’important, n’est pas si l’on se souviendra de mon nom, l’important c’est de se rappeller de mon oeuvre; parfois on ne se souviens pas du nom des grands écrivans français, mais on se souviens de leurs livres. C’est ça que je veux dire.
Et on se souvient. N’en croyez vous pas ? La bohème. Que c’est triste Venise, Emmenez-moi, J’aime Paris au mois de mai, Comme ils disent, Isabelle, Bon anniversaire, Les amours démodés, je m’en voyais déjà, Hier encore, Je t’aime A.I.M.e, Et moi dans un coin, Ave Maria, Les jours heureux, le Palais de nos chimères, et comme ça, jusqu’à 1200 chansons. Mais aussi : La bohemia, Venecia sin tí, Amo Paris en el mes de mayo, Como dicen, Buen aniversario… et la même chose en italien, en anglais…
La prodigalité c’est important, mais ce n’est pas l’important. L’important, paraphrasant son jeune ami qui l’a précéde vers l’immortalité, Gilbert Bécaud, l’important c’est la rose. La fleur de ses chansons, au parfum fin, saupoudré d’émotions, de la joi de vivre, du droit au caffard, à la mélancolie mélancolique, quelques unes excesivement douçatres, c’est vrai, mais toujors touchantes.
Je lis pour me cultiver, dit-il, c’est bon pour mon métier, pas pour briller en société . Ce sont de vrais mots d’autodidacte. Quand on débute dans la vie avec un simple certificat d’études et devient un icône de la culture française dans le monde, ca veut dire qu’il y a une force intérieure qui ne connais pas le repos. « Je connais ma valeur, disait-il. Mais je me garde de donner des conseils. De quel droit ? (…) Je dis surtout qu’il n’y a qu’une règle : le travail, l’apprentissage. Quand le métro est bondé, on entre en poussant. Eh bien les idées, c’est pareil ! Si ça rentre de force, on fait de meilleures choses. »
Les sujets permanents dans ses chansons : le passage du temps, la perte de la jeunesse, la perte de l’amour. Mais sans amertume, comme une simple exposition du bois dont la vie est bâtie. Parce que de tous les matériaux dont on bât la vie, etaient bâties ses chansons.
Essayer d’exprimer la vie. Quelle tâche à accomplir ! C’est pour ça qu’il avait besoin d’arriver jusqu’à cent ans de vie, pour essayer de la comprendre et l’écrire. Après, disait-il, il sera peut-être temps de me reposer dans mes Alpilles, parmi mes oliviers .
Tous les grands laissent leurs oeuvres inachevés ; c’est naturel pour un esprit curieux et inquiet. Chez moi, ses chansons continuent à travailler.
Manuel de Français